A propos des mobilisations à Gaza et de la répression


Politis du 4 avril 2018

GAZA UN DESASTRE MORAL

Le lien entre l’antisémitisme musulman et le conflit israélo-palestinien est indiscutable. Les propagandistes du Crif tentent d’entretenir le mythe d’un antisémitisme arabe primitif et endogène qui n’a, en réalité, jamais existé.

 

Ce qui s’est passé vendredi 30 mars sur la frontière séparant Gaza du territoire israélien mérite, hélas, de s’inscrire dans la sinistre tradition de la répression coloniale. Celle de Sétif et Guelma, en mai 1945, ou de Madagascar, en mars 1947. Certes, le bilan – dix-sept morts et quelque 1 400 blessés – est sans commune mesure, mais le principe, si j’ose dire, est le même. Celui de salves tirées à balles réelles par une armée régulière sur une foule aux mains nues. Et ce ne sont pas quelques jeunes lanceurs de pierres qui changent le caractère pacifique de cette marche organisée pour commémorer la journée de la terre de 1976, lorsque, déjà, le feu s’était abattu sur des manifestants chassés de leurs propriétés.

Au risque de choquer, ce n’est pas tant des morts et des blessés dont je veux vous parler aujourd’hui que du désastre que cette affaire risque de provoquer dans les consciences. Car à la mort s’ajoute une fois de plus l’arrogance. Celle du Premier ministre israélien et de son très raciste ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, qui ont trouvé en eux assez d’impudeur et de mépris pour promettre des médailles aux tueurs en uniforme. « L’armée la plus éthique du monde », a même commenté Benyamin Netanyahou, au comble du cynisme.

Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet que peuvent produire ces mots de défi sur tous ceux qui sont sensibles au drame palestinien. Il faut y ajouter la rage que peut faire naître en eux un sentiment d’impuissance moqué, à des degrés divers, par ce qu’on appelle la communauté internationale : rejet de toute condamnation par les États-Unis, appel « à la retenue » par les Européens, selon une formule désinvolte reprise ad nauseam depuis cinquante ans. Pour bien comprendre l’ampleur du désastre dont les capitales occidentales sont aujourd’hui en quelque sorte coresponsables, il faut redire un mot ici du sort qui est celui depuis onze ans des habitants de Gaza. Soumis à un double blocus israélien et égyptien, ils vivent pour la moitié d’entre eux sous le seuil de pauvreté, ne disposent que de quelques heures par jour d’eau potable et d’électricité, et leurs hôpitaux sont privés de médicaments. Trente mille d’entre eux vivent toujours dans les ruines de leur propre maison détruite par les bombes israéliennes en 2014, et jamais reconstruite, faute de matériaux.

Voilà les gens sur lesquels on a tiré vendredi 30 mars, et que l’on nargue à coups de communiqués provocateurs. Enfin, pour que le tableau soit complet, il faut dire qu’il est aujourd’hui bien difficile dans nos régions de manifester un quelconque soutien à cette population. En France, les appels au boycott d’Israël sont criminalisés, sans que l’on nous dise jamais ce qui est permis, et alors même que les États restent inertes face à un gouvernement qui défie le droit international.

J’entends déjà les objections au propos qui est le mien. Je les connais. Les morts de Gaza sont peu de chose à côté de ceux de Syrie ou du martyre des Rohingyas birmans. Certes, mais Israël-Palestine, c’est beaucoup de notre propre histoire. Et cette évidence, nul ne peut l’effacer. On voit donc bien à quoi peut conduire cette impasse totale. Ce verrouillage systématique de toutes les issues, au propre comme au figuré, au physique comme au moral. Elle peut conduire au désespoir bien sûr, et dans certains cas à la violence la plus extrême, et quoi qu’il en soit condamnable. C’est d’ailleurs un miracle que Daech ou Al-Qaïda n’aient pas encore trop prospéré sur ces territoires. Cela viendra. Et c’est en ce moment que nous préparons cet avenir. Comme proliférera un antisémitisme né de l’amalgame entre gouvernement israélien et juifs, de France ou d’ailleurs. Un amalgame évidemment inexcusable, mais qu’il n’est pas utile d’encourager comme l’a fait récemment le président du Crif en confondant une marche blanche contre un crime antisémite avec une manifestation de soutien à la politique israélienne. Le lien entre l’antisémitisme musulman et le conflit israélo-palestinien est indiscutable. Pour détourner nos regards, les propagandistes du Crif tentent d’entretenir le mythe d’un antisémitisme arabe primitif et endogène qui n’a, en réalité, jamais existé.

Il faut lire à ce sujet le remarquable article de Mark R. Cohen dans Histoire des relations entre juifs et musulmans [1]. Cet éminent professeur de Princeton estime que la première cause est « le colonialisme […], qui a généré des rancœurs contre ces juifs arabes qui se sont identifiés aux colonisateurs européens ». On pense évidemment à l’Algérie et au fameux décret Crémieux de 1870, qui conférait aux juifs une citoyenneté qui était refusée aux musulmans. Mais l’historien rappelle surtout que « la flambée la plus récente d’antisémitisme musulman, fortement empreint d’antisionisme, suit l’éruption de la seconde Intifada, à la fin de l’année 2000 ». Si on n’y prend garde, Gaza aura le même effet. Pour notre part, nous ne nous écartons pas de notre ligne de conduite. Nous refusons à toute force de confondre judaïsme et politique coloniale israélienne, comme d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme. Dans un cas, c’est une terrible confusion ; dans le second, un sordide amalgame.

[1] In Histoire des relations entre juifs et musulmans, ouvrage dirigé par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013.


 

« L’absence d’avenir pousse les Palestiniens à regarder

toujours plus en arrière »

 

Selon la politologue Stéphanie Latte Abdallah, dans une tribune au « Monde » du 10 avril 2018, le mouvement de protestation à Gaza rappelle que rien n’a changé pour les Palestiniens depuis la Nakba – l’expulsion de centaines de milliers d’entre eux lors de la création d’Israël –, en 1948.


En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/04/10/l-absence-d-avenir-pousse-les-palestiniens-a-regarder-toujours-plus-en-arriere_5283152_3232.html#oerorbkCU2tJdafU.99

 

Tribune. La « Grande Marche du retour » lancée le 30 mars à Gaza à l’initiative de groupes de la société civile, auxquels s’est rapidement joint l’ensemble des factions politiques palestiniennes, et notamment le Hamas qui gouverne la bande de Gaza, participe d’un mouvement de fond, qui ne se résume pas à l’instrumentalisation politique et à la bataille médiatique dont elle fait l’objet entre Israël et le Hamas.

 

Elle doit durer six semaines, jusqu’au 15 mai, jour de la commémoration de l’exode (nommé la Nakba, « la catastrophe ») de près de 900 000 Palestiniens lors de la guerre de 1948, selon les chiffres des organisations humanitaires et internationales alors présentes sur place (Croix-Rouge, Quakers, puis l’UNRWA – Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient).

 

Elle s’ancre sur la question du retour des réfugiés, alors que 1,3 million sur 2 millions de Gazaouis sont des réfugiés ; et qu’Israël s’apprête à fêter en mai ses 70 ans d’existence, quand les Palestiniens n’ont pas vu leurs aspirations nationales et étatiques se réaliser et que le territoire qu’ils contrôlent n’a cessé de se réduire comme peau de chagrin depuis le plan de partage des Nations unies de novembre 1947.

 

Remettre Gaza au centre de l’attention internationale

 

Les conditions de vie désastreuses à Gaza ont largement participé du déclenchement de cette mobilisation qui entend remettre Gaza et son enfermement au centre de l’attention internationale. Des conditions de vie qui ne cessent d’empirer depuis le début du blocus israélien il y a plus d’une décennie, auquel s’ajoute celui maintenu par l’Egypte de Sissi.

 

La politique américaine actuelle, largement gouvernée par des hommes politiques favorables aux intérêts des colons, est également un facteur-clé quand elle enlève toute perspective d’avenir aux Palestiniens. Elle déclenchera sans aucun doute des manifestations plus importantes, également en Cisjordanie et à Jérusalem, sur les check-points et autres lieux de friction.

 

Cette forme de mobilisation n’est pas nouvelle et cette « Grande Marche du retour » fait suite à d’autres, lancées précédemment : celles du 15 mai 2011 dans le Golan et sur la frontière libanaise, suivies en juin 2011 par une autre manifestation similaire dans le Golan occupé lors de la guerre de six jours de juin 1967. Elles se soldèrent par plusieurs morts et de nombreux blessés. Elle fait également écho aux « marches du retour » des déplacés de l’intérieur, organisées chaque année depuis quasiment vingt ans le jour de l’indépendance d’Israël par une association de Palestiniens citoyens d’Israël.

 

Plus largement, elle s’inscrit dans une transformation longue des modes d’action militants en Palestine commencée en 2004, et le lancement de manifestations et de marches hebdomadaires de la résistance populaire dans des villages de Cisjordanie touchés par le « mur » et la colonisation, à Nailin, Beilin, Beit Ommar, Kafr Qaddum, Nabi Saleh, la vallée du Jourdain, etc.

 

Ces mobilisations ont visé à défendre les droits sur la terre, les droits aux ressources, à la mobilité par la non violence et des actions parfois innovantes destinées à gagner la bataille des images, des médias et de l’opinion internationale. Les partis politiques ont longtemps regardé ce type d’actions avec condescendance.

 

Changement de perspective

Toutefois, leur multiplication, leurs succès et leur capacité à fédérer des militants de générations et de parcours divers, de même que l’influence croissante d’un autre mouvement non violent émanant de la société civile, BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions – campagne nationale et internationale de boycottage des institutions et des produits israéliens lancée en 2005 par un collectif d’ONG), ont changé cette perspective.

 

De nombreuses personnalités politiques ont appelé à fédérer les luttes, que ce soit au Fatah, notamment Marouane Bargouthi, au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), et maintenant au Hamas. En dépit de l’échec actuel de la réconciliation entre le Hamas et le Fatah, des militants et leadeurs des différentes factions discutent conjointement depuis quelque temps déjà de l’importance d’opérer un tournant stratégique, en prenant acte du peu de résultats obtenus par les uns, par les négociations, et par les autres, par les armes.

 

Il s’agit de développer des actions militantes non violentes et plus créatives, qui s’associent aux initiatives de la société civile (marches, sabotages, boycottage, etc.) permettant d’inscrire la cause palestinienne dans une longue filiation de luttes pacifiques contre la colonisation ou l’apartheid bénéficiant d’une forte aura internationale : tout particulièrement celles conduites par Gandhi et par Mandela.

 

Les autorités israéliennes ont pris la mesure des effets potentiels de ce type de luttes, en considérant par exemple BDS comme une menace stratégique majeure. Elles savent que les moyens dont elles disposent pour combattre

dans la durée une résistance non violente sont limités, et que la brutalité de la riposte militaire actuelle, avec déjà 30 morts et de nombreux blessés depuis le déclenchement de la « Grande Marche », leur attirera des critiques de plus en plus véhémentes à l’extérieur et à l’intérieur d’Israël, et le discrédit international.

 

Alors que le gouvernement israélien s’enferme aujourd’hui dans une position intransigeante et pro-colonisation, les conditions actuelles et l’absence d’avenir poussent les Palestiniens à regarder toujours plus en arrière et à lire le présent à l’aune de l’exode : ce que certains nomment le processus de « Nakba continue », c’est-à-dire, notamment, la poursuite de la colonisation qui s’étend toujours plus en Cisjordanie et à Jérusalem, la non reconnaissance et la destruction des villages bédouins d’Israël.

 

Impasse de la solution à deux Etats

En 2017, le Hamas a de fait reconnu dans sa nouvelle charte l’existence d’Israël dans ses frontières d’avant la guerre de 1967, tout comme le Fatah l’avait fait en signant les accords d’Oslo. Pourtant, l’impasse actuelle de la solution à deux Etats pousse un nombre croissant de Palestiniens à soutenir l’idée d’une solution à un Etat, et à revenir sur l’histoire de 1948 pour faire valoir des droits politiques sur la terre et/ou à la compensation et/ou à une reconnaissance mémorielle.

 

Ils sont soutenus par des Palestiniens d’Israël et des militants israéliens, comme l’association Zochrot. Créée en 2004 pour mener des actions contre l’oubli de la disparition des villages et des Palestiniens en 1948, dont des

marches de commémoration sur les sites des anciens villages, elle s’est associée à la « Marche du retour » des déplacés de l’intérieur.

 

En 2014, avec un groupe de jeunes militants palestiniens du village d’Iqrit, en Galilée, elle a créé l’application pour Smartphone iNakba qui localise et documente les villages détruits. Dans un contexte de forte fragmentation territoriale et politique, l’exode de 1948, avec la question des réfugiés, est en outre la seule ressource militante partagée (avec celle des prisonniers en Israël) à même de rallier le plus grand nombre et de fédérer par-delà les divisions.

 

Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot ont codirigé l’ouvrage « Israël/Palestine. L’illusion de la séparation » (Publications de L’Université)