Les jeunes Palestiniens penchent pour une solution à un Etat au sein d’Israël


1 FÉVRIER 2018

Une enquête de THOMAS CANTALOUBE 

POUR MÉDIAPART


Le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens, ici à Bethléem. Une peinture inspirée par l'artiste Banksy, avec une citation de Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens
Le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens, ici à Bethléem. Une peinture inspirée par l'artiste Banksy, avec une citation de Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens

De notre envoyé spécial en Israël et dans les territoires palestiniens.

En apparence, rien n’a changé, mais au fond tout a changé. La décision prise par Donald Trump de transférer l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, annoncée en décembre 2017, même si elle ne représente qu’une goutte d’eau dans l’interminable et plutôt mal nommé « processus de paix » entre Israéliens et Palestiniens sous égide américaine, a eu un effet de précipitation, au sens chimique du terme.

 

« La déclaration de Trump a révélé la vraie nature du plan de Washington, qui ne donnera jamais un État aux Palestiniens », estime Khalil Shikaki, professeur de sciences politiques et directeur du Palestinian Center for Policy and Survey Research (PCPSR), basé à Ramallah, capitale de l’Autorité palestinienne. « Elle marque le bout de la route des négociations israélo-palestiniennes. »

 

On entend le même son de cloche lorsqu’on interroge Menachem Klein, professeur à l’université de Bar-Ilan et ancien « négociateur de paix » pour le gouvernement israélien, proche de la gauche : « La décision de Trump est un véritable bouleversement, elle marque la fin d’un cycle entamé il y a quarante ans lorsque, en 1977, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) s’est tournée vers les États-Unis pour leur demander de servir de médiateur dans le conflit avec Israël. »

 

La droite israélienne est sur la même longueur d’onde, même si elle l’exprime différemment, comme le suggère Emmanuel Navon, politologue, enseignant à l’université de Tel-Aviv et ancien candidat du Likoud aux élections législatives : « Nous savons depuis longtemps que notre capitale est la ville de Jérusalem, donc nous n’avons pas de raison particulière de nous émouvoir de l’annonce de Trump. Quant à ceux qui disent “Cette décision va déstabiliser la région”, ils ne sont pas sérieux ! Elle est déjà à feu et à sang depuis 2011 ! » Autrement dit, le président des États-Unis a reconnu un état de fait que seuls les aveugles ou les naïfs ne voulaient pas voir.

 

S’il est vrai que, pour Israël, l’attitude de l’administration américaine ne fait que le conforter dans sa politique d’implantation de colonies dans les territoires palestiniens et de séparation via un mur et des contrôles renforcés, validant ainsi quinze années de politiques expansionnistes (sous Ariel Sharon puis Benjamin Netanyahou), elle pose un dilemme singulier pour les Palestiniens. Depuis les accords d’Oslo (1993-95), ces derniers ont vécu dans l’idée qu’ils obtiendraient à terme leur propre État en Cisjordanie et à Gaza. Même si cette ambition ressemblait de plus en plus à une illusion du fait du morcellement territorial organisé par les Israéliens, elle demeurait – et demeure encore – le paradigme principal de l’Autorité palestinienne et de son vieux chef Mahmoud Abbas, âgé de 82 ans.

 

Pour Emmanuel Navon, même avec l’établissement de règles strictes de représentativité afin de préserver le pluralisme et les droits de toutes les communautés dans un État binational, « on aboutirait à un système à la libanaise en pire, car au moins, au Liban, tous les citoyens sont arabes. C’est donc complètement exclu pour nous de nous engager sur cette voie ».

 

Les Palestiniens de la nouvelle génération l’ont bien compris, qui veulent forcer Israël à faire ce choix entre judaïté et démocratie, et à en supporter les conséquences aux yeux de l’opinion internationale. Pour eux, le modèle est déjà écrit : c’est celui de la lutte non-violente qui a eu lieu en Afrique du Sud dans la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à l’abolition de l’apartheid. Réclamer les mêmes droits pour tous les citoyens, manifester contre les injustices, et faire appel à l’opinion publique étrangère en réclamant un boycott et des sanctions tant qu’il n’y aura pas de véritable égalité entre Israéliens et Palestiniens.

 

Dans ce cadre-là, la campagne BDS (pour boycott, désinvestissement et sanctions), qui existe depuis une douzaine d’années, deviendrait l’un des vecteurs majeurs de la lutte des Palestiniens. Selon Omar Barghouti, un de ses fondateurs, la communauté internationale est un élément clef pour faire bouger le gouvernement d’Israël : « Nous disons aux Français, par exemple, qui ont d’autres préoccupations : êtes-vous en faveur d’un État militarisé, ultrasécuritaire, extrêmement inégalitaire et qui nie les droits humains ? Ou bien voulez-vous au contraire faire pression sur celui-ci pour changer sa politique ? Le combat BDS est un combat intersectionnel, de gens victimes de multiples oppressions, en faveur d’un peuple, les Palestiniens, qui sont traités comme des “humains relatifs”, au sens où l’on ne leur accorde que quelques droits, mais pas la totalité des droits humains. »

 

Israël, de par son histoire (l’antisémitisme et la Shoah bien entendu, mais aussi une certaine proximité coupable avec le régime sud-africain dans les années 1970 et 1980), a toujours réagi avec véhémence aux accusations d’apartheid et aux appels au boycott. Début janvier 2018, la presse israélienne a révélé que les membres ou les sympathisants d’une douzaine d’organisations soutenant la campagne BDS étaient désormais persona non grata en Israël. « C’est du maccarthysme 2.0, affirme Omar Barghouti. Le maccarthysme américain des années 1950 exigeait l’allégeance à un pays, les États-Unis. Mais le gouvernement de Netanyahou demande l’allégeance à une politique, celle de l’extrême droite israélienne, et non à un pays. »

 

Pour Daniel Bar-Tal, un grand sociologue et psychologue israélien spécialiste des questions de conflit, « le choix entre un État d’apartheid et un État démocratique parle aux Israéliens. Peut-être que nous descendrons dans la discrimination et deviendrons l’Afrique du Sud dans quelques années. Alors Israël sera puni pour cela, au travers des sanctions et des boycotts, et le combat pour en sortir prendra des années. L’idée d’un État binational a toujours existé, mais il devient désormais tangible en raison de la réalité sur le terrain ».

 

« Le gouvernement de Netanyahou et les principaux dirigeants actuels ne comprennent pas le Zeitgeist [l’esprit du temps – ndlr] à propos des droits humains et des libertés civiques, ajoute-t-il. Mais nous avons désormais la gauche et une partie de l’extrême droite, avec des arguments différents, qui plaident en faveur d’un seul État. Certains dirigeants des colons rêvent effectivement d’un Grand Israël, mais ils savent aussi que nous ne sommes plus au XIXe siècle et que l’apartheid ne pourra pas fonctionner. »


Le mur de séparation, avec la “capitale” Ramallah au fond. © Thomas Cantaloube
Le mur de séparation, avec la “capitale” Ramallah au fond. © Thomas Cantaloube

Si la gauche israélienne adopte un point de vue moral sur la question binationale, la droite raisonne en termes de chiffres. La question démographique n’est plus aussi tranchée aujourd’hui qu’il y a dix ans : la natalité palestinienne baisse, alors que celle des Israéliens, en particulier chez les colons, augmente. Ce que l’on a souvent appelé « la guerre des ventres » n’est plus défavorable aux Israéliens, ce qui pousse certains juifs messianiques à vouloir réaliser « le Grand Israël », en accordant des droits égaux aux Palestiniens, avec la conviction qu’ils demeureront minoritaires.

 

L’autre hypothèse, qui n’est jamais discutée officiellement mais que certains responsables admettent en privé, comme ce conseiller d’un élu de droite de la Knesset (l’Assemblée), consiste à « se débarrasser de Gaza et à intégrer la Cisjordanie à Israël : ainsi nous avons une balance démographique qui nous est très favorable sur le court et le moyen terme. Pour le long terme, nous avons le temps de voir venir ». Personne ne s’aventure sur le sort des deux millions de Gazaouis, mais le gouvernement d’Israël n’a jamais caché qu’il aimerait bien les remettre à l’Égypte.

 

Tout cela ressemble à des mouvements de pièces sur un échiquier. Aujourd’hui, comme presque toujours, la clef se trouve entre les mains des gouvernants israéliens. Pendant vingt-cinq ans, ils ont prétendu vouloir la création d’un État palestinien, tout en faisant en sorte que cela se révèle impossible sur le terrain (en raison des colonies empêchant tout État viable qui ne soit pas un simple bantoustan). Désormais, ils gèrent le statu quo, en continuant à pousser leur avantage et en s’efforçant de contenir la colère palestinienne, à coups de répression par-ci et de délestage par-là (permis de travail, passage de marchandises, autorisation d’infrastructures, comme l’installation de la 3G en Cisjordanie récemment).

 

Mais le statu quo ne pourra pas perdurer indéfiniment, maintenant qu’il n’y a plus rien à marchander à la table des négociations, comme en sont convaincus les jeunes Palestiniens. Et si, au contraire, un changement complet de paradigme s’opère, avec l’émergence d’un mouvement palestinien pour l’égalité des droits au cœur d’un État unique, alors c’est Israël qui sera obligé de repenser sa stratégie. Refuser l’égalité des droits humains n’est plus la même chose que refuser la création d’un État voisin.

 

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