"Retour sur une répression meurtrière à Gaza"


Deux articles particulièrement éclairants de ce qui s'est passé vendredi 30 mars dans la bande de Gaza. Ils sont signés de Piotr Smolar, correspondant à Jérusalem pour le journal Le Monde.


Des manifestatants palestiniens face à l’armée israélienne, à Gaza, le 2 avril 2018. WISSAM NASSAR/ DPA
Des manifestatants palestiniens face à l’armée israélienne, à Gaza, le 2 avril 2018. WISSAM NASSAR/ DPA

La « marche du retour » dans la bande de Gaza, un tournant stratégique pour le Hamas

 

En misant sur une marche populaire et pacifique, le mouvement islamiste renoue avec la première Intifada et redore son blason à Gaza. Le processus de réconciliation avec le Fatah pourrait être relancé.

 

LE MONDE | 03.04.2018 Par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant) 

 

En tirant sur des manifestants, les soldats israéliens ont-ils contribué à remettre en selle le processus de réconciliation agonisant entre le Fatah du président Mahmoud Abbas et le Hamas ? Avant la marche du 30 mars, l’Autorité palestinienne envisageait d’employer l’arme ultime, en déclarant Gaza « entité rebelle ». Aujourd’hui, un vernis d’unité nationale apparaît à la surface, en solidarité avec les morts et les blessés.

La vraie nouveauté tient à l’évolution du Hamas. Le mouvement islamiste découvre les mérites de la première Intifada. Celle qui fut, à la fin des années 1980, un mouvement populaire, et a permis de diffuser dans le monde l’image d’un David – palestinien – en keffieh contre Goliath – israélien – en treillis. « Les faiblesses de toutes les factions et l’indifférence de la région, en prise à des conflits internes, font qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes pour sensibiliser le monde à notre cause, sans la voie armée déjà explorée, souligne Ahmed Youssef, figure modérée du Hamas. Il faut remercier la jeunesse. L’idée de la marche ne vient pas d’en haut, mais d’eux. »

En onze ans de mainmise sur la bande de Gaza, le bilan du mouvement islamiste armé est catastrophique. Le double blocus israélien et égyptien a mis l’économie locale en pièces. Les Gazaouis ont plongé dans la dépendance à l’aide étrangère. Le Hamas, lui, a prouvé son incompétence comme gestionnaire des affaires civiles. Ce fut d’ailleurs l’une de ses motivations assumées, à l’automne 2017, pour tenter le pari d’une réconciliation avec les frères ennemis du Fatah.

Trois guerres en dix ans

Mais le bilan du Hamas est aussi un échec existentiel, celui de la lutte armée. En dix ans, les familles ont été endeuillées par trois guerres contre Israël (2008, 2012, 2014). Soit des milliers de morts, et tant de destructions matérielles, de traumatismes physiques et psychologiques. Pendant ce temps, l’armée israélienne n’a cessé de perfectionner son dispositif sécuritaire, grâce à la recherche militaire, en collaboration avec le secteur privé et les Etats-Unis.

Dans le ciel, les systèmes antiaériens ont prouvé dès 2014 qu’ils pouvaient parer l’essentiel des roquettes artisanales tirées depuis la bande de Gaza. Sous terre, depuis deux ans, Israël a investi massivement dans un système de détection des tunnels d’attaque, privant le Hamas de l’un de ses atouts de terreur. Selon certains responsables israéliens, ils seront tous détruits d’ici au milieu de l’année prochaine au plus tard. On ne sait si c’est vrai, mais la confiance qui se dégage de cette affirmation est un avertissement grave pour le Hamas.

Le mouvement islamiste a constaté l’impasse dans laquelle il se trouvait. En rafraîchissant sa charte historique, au printemps 2017, le Hamas s’est attiré les sarcasmes de nombreux commentateurs israéliens pour qui Gaza n’est plus qu’un tableau statistique ou un rapport de police. La nouvelle charte du Hamas porte pourtant deux évolutions notables. Le mouvement y soutient toutes les formes de résistance, y compris les manifestations pacifiques. Ensuite, il accepte le projet, même provisoire, d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967.

Volonté inédite

A la suite de ce virage stratégique, incarné par Yahya Sinouar, son nouveau chef à Gaza, le Hamas est entré dans le processus de réconciliation avec le Fatah, en octobre 2017, avec une volonté inédite. Il était prêt à permettre au gouvernement national de revenir à Gaza. Mais pas à renoncer aux armes. De l’autre côté, Mahmoud Abbas, au crépuscule de sa présidence, s’est engagé dans les discussions à contrecœur. Son instinct le pousse à réclamer la reddition du Hamas.

Aujourd’hui, l’horizon palestinien tient dans un calendrier de six semaines, jusqu’au 15 mai, anniversaire de la Nakba, la « grande catastrophe » que fut l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948. Si les capacités de mobilisation populaire à Gaza se renforcent, et que la réponse militaire se durcit, les factions, tout comme Israël, entreront dans une zone de turbulences sans précédent depuis la guerre de 2014.


En savoir plus sur : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/04/03/la-marche-du-retour-dans-la-bande-de-gaza-un-tournant-strategique-pour-le-hamas_5279892_3218.html#TEGBVYUwkZdFFYfA.99


Dix-huit Palestiniens tués vendredi par l’armée israélienne : autopsie d’une répression meurtrière à Gaza

 

Le ministre de la défense israélien assure que les soldats ont respecté la procédure. Mais l’armée peine à prouver que les victimes étaient des « terroristes ».

 

LE MONDE |    Par  

 

Au-delà du tintamarre de la propagande et des commentaires, voici le résumé des événements survenus vendredi 30 mars dans la bande de Gaza. Une manifestation rassemblant des dizaines de milliers de Palestiniens a eu lieu en cinq points de la zone frontalière avec Israël. L’armée a tué dix-huit personnes et blessé – notamment par balles – des centaines de participants, dont l’écrasante majorité ne représentait aucune menace immédiate envers la vie des soldats ni envers l’intégrité territoriale de l’Etat hébreu. Si les manifestants avaient tenté de franchir la clôture, à quelques centaines, voire dizaines, le débat sur l’usage de la force et sa proportionnalité aurait été posé en termes différents. Mais ce ne fut pas le cas.

 

Une issue prévisible

Il y avait quelque chose d’inéluctable dans le drame de vendredi. Les jours précédents, les responsables israéliens ont dramatisé ce rendez-vous en décrivant par avance un cauchemar : des milliers de Palestiniens tentant d’escalader la clôture séparant la bande de Gaza d’Israël. Dès lors, l’armée a été placée en alerte maximale. Dans cette même zone frontalière, au cours du seul mois de décembre 2017, huit personnes avaient été tuées, à la suite des manifestations contre la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par les Etats-Unis. La semaine précédant la marche du 30 mars, plusieurs Palestiniens avaient réussi à franchir la clôture. Les nerfs étaient donc à vif.

 

Le 25 mars, Yoav Galant, ministre du logement, mais surtout ancien chef du commandement militaire de la région sud, a rencontré un groupe de journalistes. Il a expliqué que le Hamas poussait " au bain de sang en motivant des milliers de personnes à se diriger vers la frontière ". " On n'agira pas au dernier moment " , a-t-il averti. Au même moment, Gadi Eizenkot, le chef d'état-major, annonçait au quotidien Yediot Aharonot  le déploiement de " plus de cent tireurs d'élite "  le long de la frontière : " En cas de danger mortel, il y a autorisation d'ouvrir le feu . Nous ne permettrons pas d'infiltrations massives en Israël et de dommages faits à la clôture, et certainement pas d'approcher les communautés  - israéliennes limitrophes - . Les instructions sont d'utiliser beaucoup de force. "

 

Une marche essentiellement pacifique

La frontière est de la bande de Gaza est délimitée par une clôture. Avant celle-ci se trouve une zone-tampon d'environ 300 mètres : des terres agricoles où, depuis la guerre de l'été 2014, l'armée israélienne n'autorise personne à entrer. C'est là que, vendredi, ont eu lieu l'essentiel des tirs à balles réelles.

 

La " marche du grand retour ", quidoit durer six semaines, vise à réclamer les terres perdues en 1948 par les Palestiniens expulsés lors la création d'Israël. Pour le comité national qui l'organise, où figurent toutes les factions politiques, les manifestants devaient demeurer à distance de la clôture. " Les ordres sont stricts, on doit s'engager dans un mode d'action pacifique,  disait la veille Bassem Naïm, haut cadre du Hamas. Ce serait un cadeau du ciel pour Israël si la violence était employée. " Au sein du Fatah, la formation du président Abbas, même tonalité :" On sait qu'on ne peut vaincre militairement,  dit Atif Abou Seif, son porte-parole à Gaza. Mais on peut mettre Israël à nu sur le plan éthique et moral. "

 

Les consignes étaient claires. Cela dit, contrairement à ce qu'affirme Israël, il ne s'agissait pas d'une manifestation tenue par les factions armées palestiniennes. Encouragée, oui. Depuis des semaines, le public était sensibilisé à l'initiative. Les bus, la logistique sur place, ont été fournis. Mais l'affluence fut limitée par rapport à la population de 2 millions d'habitants de la bande de Gaza. L'armée israélienne a évoqué un chiffre de 30 000 personnes ; ils étaient bien plus nombreux. L'affluence était éclatée sur cinq sites, et l'événement a duré du matin au début de soirée. Les manifestants allaient et venaient. Aucun service d'ordre ne les encadrait. Des centaines de jeunes ont ainsi pu s'approcher de la clôture. Sans la franchir.

 

Ayant passé la journée sur trois des cinq lieux de rassemblement – près de Jabaliya, du poste frontière fermé de Karni et du camp de Boureij –, nous avons vu plusieurs personnes touchées par balles alors qu'elles se trouvaient à des centaines de mètres de la clôture. A l'hôpital Al-Shifa, à Gaza, un blessé a expliqué au Monde  qu'il avait été touché à la jambe alors qu'il évacuait une victime. Un photographe d'une petite agence locale, prenant des clichés à distance, a lui aussi été atteint. 

 

Une vidéo montre un groupe de Palestiniens priant, non loin de la clôture, lorsque soudain l'un d'eux se relève et agite le bras. Il vient de se prendre une balle dans la jambe. Une autre vidéo montre un jeune de 18 ans, à l'est de Jabaliya, en train de courir un pneu à la main, s'éloignant de la clôture. Il s'apprête à rejoindre la route de terre, lorsqu'il est atteint d'une balle dans le dos. L'armée israélienne a répondu que les vidéos étaient tronquées, modifiées ou " fabriquées " . Mais les éventuels jets de pierres commis plus tôt par ces deux individus ne justifiaient en rien de les viser par balles.

 

Même interrogation concernant l'usage de gaz lacrymogène. Dès la matinée, les drones en larguaient des cartouches au milieu de la foule, située à plus de 300 mètres des soldats. Les manifestants reculaient alors, dans un mouvement de brève panique. Les plus prévoyants respiraient une moitié

d'oignon pour contrecarrer les effets du gaz.

 

Si les soldats avaient appliqué à la lettre les consignes dont s'était fait l'écho la presse israélienne – ne laisser personne s'approcher de la clôture dans la zone tampon –, ce n'est pas dix-sept morts qui auraient été enregistrés, mais bien davantage. Nous avons vu des dizaines de jeunes assis à 100 mètres des soldats, improvisant un sit-in, plantant un drapeau palestinien, ou bien s'abritant à flanc de colline. Certains étaient visés, d'autres non. " Les règles d'engagement en Israël sont tenues secrètes. L'usage de balles réelles se fait normalement en dernier ressort, lorsque les autres moyens ne fonctionnent pas , souligne l'avocat David Benjamin, ancien officier du département du droit international de l'armée. On ne peut utiliser les balles réelles pour faire de la dissuasion. Ce serait disproportionné. "

 

En choisissant certaines cibles, on peut estimer que l'armée a ainsi limité le désastre et une éventuelle escalade. Ou bien y voir une démarche calculée destinée à dissuader les protestataires." Il s'agit d'une règle d'engagement qu'on a constatée depuis la seconde Intifada lors de rassemblements de ce genre,  explique Yehuda Shaul, porte-parole de l'organisation Breaking the Silence, qui recueille les témoignages de vétérans de l'armée sur l'occupation et les guerres à Gaza. On a eu beaucoup de récits dans le passé sur le fait que les commandants ordonnaient de viser les jambes de ceux qui étaient identifiés comme les meneurs sur le terrain, ou bien de les tuer. " 

 

L'armée a mis en avant une tentative d'infiltration par deux " terroristes "  armés, dans le nord du territoire. Elle a très vite diffusé une vidéo. Mais celle-ci n'explique que deux morts sur dix-sept. L'armée a souligné que les " émeutiers "  avaient brûlé des pneus, jeté des cocktails Molotov et des pierres en direction des soldats. Ces faits se sont produits avec plus ou moins d'intensité dans chaque zone. Certains des " émeutiers "  étaient des enfants. Leurs frondes avaient une portée très courte. Même les frondes plus sérieuses ne pouvaient pas porter atteinte à l'intégrité physique des soldats israéliens, couchés derrière une colline. D'ailleurs, l'armée n'a déploré aucun blessé durant cette journée.

 

La défense israélienne

Vendredi, Israël a commencé à fêter la Pâque juive (Pessah). Les responsables politiques ont éteint le micro. Le ministre de la défense, Avigdor Lieberman, a attendu dimanche matin pour estimer que les soldats avaient " opéré en s'en tenant à la procédure " . Il a rejeté l'idée d'une commission d'enquête demandée par l'Union européenne et par le secrétaire général de l'ONU. 

 

Seuls les militaires ont assuré la communication officielle. Ils ont privilégié Twitter, en hébreu, en anglais et en français. Ils ont envoyé des communiqués par WhatsApp aux correspondants étrangers et aux journalistes israéliens. Il était vertigineux de se trouver au milieu du gros des manifestants palestiniens, des hommes, des femmes et des enfants mangeant des glaces, discutant ou cueillant des fèves dans les champs, tandis qu'un message de l'armée annonçait, vers 13 heures, " 17 000 émeutiers palestiniens ".

 

Vendredi, l'armée a diffusé des Tweet déniant aux manifestants toute autonomie ou libre arbitre. " L'organisation terroriste du Hamas exploite cyniquement les femmes et les enfants, les envoyant vers la clôture de sécurité et mettant leur vie en danger " , affirmait l'un d'eux. L'armée a évoqué le cas d'une fillette de 7 ans, sans précision, qui aurait été envoyée par le Hamas pour traverser la frontière. Lorsque le bilan lourd de la journée s'est esquissé, les commentaires ont changé, pour se concentrer sur le profil des personnes tuées.

 

Le Hamas a commencé, en revendiquant l'appartenance de cinq victimes à sa branche militaire. Une façon de capter le mouvement populaire. L'armée israélienne est allée bien plus loin, en expliquant qu'" au moins dix terroristes avec des antécédents  - terroristes - ont été tués en train d'accomplir des actes de terreur pendant les émeutes violentes ".  Passons sur l'invraisemblable identification individuelle de ces hommes avant qu'ils n'aient fait feu. Cette justification a posteriori des tirs ne change rien aux questions sur la proportionnalité de la force employée. Samedi soir, l'armée a même donné les noms, l'âge, le lieu de résidence et l'appartenance des dix morts encartés : huit seraient issus du Hamas, un du Jihad islamique, le dernier des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, la branche militaire du Fatah. Mais, pour un seul, un fait spécifique est mentionné. Il serait l'auteur de coups de feu en direction des soldats, avec un complice. Soit les seules armes à feu évoquées de toute la journée. Admettons que les neuf autres Palestiniens cités appartenaient à des groupes militaires. Avaient-ils entre les mains, au moment où ils étaient tués, des armes leur permettant de menacer ou d'atteindre les soldats ? L'armée n'a pas répondu à cette question.

Piotr Smolar