La Cisjordanie, poubelle d’Israël


SELON UN RAPPORT DE L’ONG ISRAÉLIENNE B’TSELEM, ISRAËL A CONSTRUIT EN CISJORDANIE 15 INSTALLATIONS DE RECYCLAGE ET DE TRAITEMENT DE SES DÉCHETS INDUSTRIELS ET MÉDICAUX DONT L’ACTIVITÉ MET EN PÉRIL LA SANTÉ DES HABITANTS ET NUIT GRAVEMENT À LEURS RESSOURCES NATURELLES. AU MÉPRIS, LÀ ENCORE, DU DROIT INTERNATIONAL.

9 FÉVRIER 2018 

PAR RENÉ BACKMANN

 


L’État d’Israël, qui occupe depuis 1967 le territoire palestinien de Cisjordanie, ne se contente pas d’y avoir transféré en un demi-siècle près de 700 000 de ses citoyens, en comptant les colonies de Jérusalem-Est. Plus discrètement, mais dans le même mépris du droit international et de la population locale, il a aussi transformé ce territoire occupé en décharge pour ses déchets domestiques et industriels. Surtout lorsqu’ils sont particulièrement dangereux, pour l’homme et pour l’environnement. C’est ce que révèle l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem dans un rapport daté de décembre 2017, « Made in Israël : exploiting palestinian land for treatment of israeli waste ». Disponible depuis plus d'un mois, ce rapport a eu assez peu d’échos en Israël comme à l’étranger. C’est d’autant plus surprenant que son contenu est explosif (on peut lire le texte intégral du rapport en anglais ici).

 

Selon ce document, 15 installations de traitement des déchets ont été créées dans des « zones sacrifiées » de Cisjordanie pour stocker ou recycler une bonne partie des 350 000 tonnes de rejets dangereux produits chaque année en Israël. Près de 60 % de ces déchets sont d’origine organique, comme les solvants ou les lubrifiants. Environ 10 % contiennent des métaux, souvent issus des accumulateurs ou des piles (plomb, lithium, aluminium, cuivre, zinc). Le reste est composé de terres polluées, d’eaux usées industrielles et d’emballages de produits toxiques. Ces rejets dangereux sont issus de tous les secteurs de l’activité économique israélienne : chimie, pharmacie, haute technologie, métallurgie et traitement des métaux, agriculture, industrie militaire, combustibles et carburants. D’autres rejets dangereux proviennent des hôpitaux, infirmeries et dispensaires, ainsi que des fermes ou des ateliers de réparation automobile.

 

« Globalement, écrit l’auteur du rapport, Adam Aloni, les informations sur les quantités des divers types de déchets traités en Cisjordanie et sur l’impact de cette activité ne sont pas accessibles au public. Les demandes que nous avons adressées, en application des dispositions légales sur la liberté d’information sont restées sans réponse. Les questions parlementaires posées au ministère de la protection de l’environnement et à l’Administration civile [la branche de l’armée chargée des territoires occupés – ndlr] par le député Dov Khenin en mars 2017 sont également restées sans réponse à ce jour. »

 

« Finalement, après la publication du rapport, confie à Mediapart Adam Aloni, nous avons reçu un appel téléphonique du ministère de la protection de l’environnement, qui nous indiquait que la loi sur la protection de l’environnement ne s’appliquait pas à la Cisjordanie et qu’ils n’avaient donc aucune information sur les transferts de produits polluants dans ce territoire. La dissimulation des informations constitue une grande partie du problème. Israël a créé des conditions dans lesquelles il peut agir sans transparence, ni obligation de rendre des comptes. »

  • Ci-dessous, la carte de ces 15 installations campées en Cisjordanie. En rouge, celles qui traitent des déchets considérés comme dangereux.
Cinq installations, dispersées dans le nord et le centre de la Cisjordanie, ont été plus spécialement étudiées par B’Tselem. Leurs activités montrent la diversité des matériaux expédiés en territoire palestinien pour y être stockés, traités ou recyclés, la plupart du temps en violation des règles internationales et même des conventions signées par Israël. Elles montrent aussi jusqu’où Israël est allé dans l’exploitation de la Cisjordanie à son bénéfice, dans l’indifférence totale des besoins des Palestiniens, des risques auxquels ils sont exposés et des dommages infligés à leur environnement. 

 

Principale entreprise de son secteur, Eco Medical Ltd, installée dans la zone industrielle de Ma’ale Efrayim, à l’est de Jérusalem, traite chaque année 3 000 tonnes de déchets biologiques et médicaux. Il s’agit de sang humain et autres fluides biologiques, infectés ou non, rejetés par les laboratoires, de restes d’animaux de laboratoires, de déchets provenant du traitement des patients contagieux placés en chambre d’isolement et du matériel utilisé pour leurs soins par le personnel hospitalier. Selon l’OMS, ainsi que le relève le rapport, les déchets de ce type contiennent des micro-organismes qui peuvent être dangereux pour la population, et leur transfert tout comme leur traitement comportent des risques sérieux d’effets toxiques et de contamination. Notamment lorsqu’il s’agit de préparations pharmaceutiques contenant des antibiotiques ou des produits destinés au traitement des cancers. « Ces risques sont d’autant plus grands, estime B’Tselem, que les lois israéliennes concernant la gestion des déchets médicaux ne répondent pas sérieusement et largement aux dangers présentés par ces déchets. »

 

La législation écologique israélienne ne s’applique pas à la Cisjordanie

Construite à l’est de la vaste colonie d’Ariel, l’usine Compost Or factory est spécialisée dans le recyclage des boues produites par le traitement des eaux usées. Selon les chiffres du ministère de l’environnement, 65 % de ces boues (soit 387 000 tonnes en 2015) ont été recyclées pour produire des engrais agricoles, 32 % ont été rejetées dans la Méditerranée et 3 % ont été enfouies. Près de 60 % des boues recyclées (soit 225 000 tonnes) l’ont été par Compost Or factory, qui reçoit les boues de 25 centres de traitement des eaux dispersés sur tout le territoire d’Israël, d’Eilat à Haïfa, en passant par Beer-Sheva, Jérusalem, Herzliya ou Karmiel.

 

Il existe quelques autres installations du même type en Israël et sur le plateau du Golan, occupé en 1967 et annexé en 1981. Mais leur capacité annuelle de traitement n’excède pas quelques dizaines de tonnes. Bien que les boues en provenance des eaux usées ne soient pas considérées comme des déchets dangereux, leur traitement dégage une puanteur insupportable pour le voisinage. Et surtout, le moindre accident dans le fonctionnement de l’usine peut provoquer une pollution catastrophique du sol, de l’eau et de l’atmosphère, et disperser des produits pathogènes.

 

Les déchets de solvants et autres produits chimiques, qui atteignent 50 000 tonnes par an, représentent 15 % des déchets jugés dangereux générés par divers secteurs de l’industrie israélienne. Près de 40 % de ces rejets sont recyclés dans cinq usines. Le reste n’est pas recyclé mais transformé en énergie dans deux installations construites en territoire israélien : l’incinérateur de Ramat Hovav, dans le nord du Néguev, et la cimenterie de Nesher, au sud-est de Haïfa.

 

L’usine de Meta Recycling Technologies Ltd, à Mishor Adoumim, entre Jérusalem et la mer Morte, est l’un des cinq centres de recyclage. Elle est spécialisée dans la transformation des solvants issus de la production des peintures, colles, enduits, encres d’imprimerie, ainsi que d’autres sous-produits des industries pharmaceutiques et chimiques. Ce recyclage inclut une phase de distillation qui rejette des produits polluants dans l’atmosphère et aboutit à la conversion en pesticides, peintures, produits pharmaceutiques, tous considérés comme dangereux pour les humains et l’environnement.

 

Tout aussi dangereuse sont les deux autres installations étudiées par B’Tselem : Green oil energy, dans la zone industrielle de la colonie d’Ariel, au sud de Naplouse et EMS Refiners of precious metals Inc, près de la colonie de Shilo, également au sud de Naplouse. La première traite des huiles industrielles, issues de l’industrie automobile, de l’aviation et de la marine, des lubrifiants et des liquides utilisés dans les systèmes hydrauliques. Ces huiles et émulsions sont transformées en combustibles pour le chauffage. Leur transport et leur recyclage peuvent provoquer de graves dommages, à long terme, pour les ressources en eau et présentent des risques élevés pour la faune, la flore et la santé des humains.

 

La seconde installation, établie en 1989, est spécialisée dans le recyclage des piles, accumulateurs et autres sous-produits de l’industrie électronique civile et militaire ou du secteur des communications. EMS est la seule entreprise israélienne à disposer d’une autorisation globale pour le traitement de ces déchets électroniques. Elle a traité 55 tonnes de piles usagées en 2015 et plus du double en 2017.

Un Palestinien collecte des déchets plastiques dans le village de Kfar Rai, en Cisjordanie. © Reuters
Un Palestinien collecte des déchets plastiques dans le village de Kfar Rai, en Cisjordanie. © Reuters

Pourquoi l’État d’Israël, qui se définit volontiers comme une « nation start-up » et dont nombre de politiciens estiment que la terre de Cisjordanie leur a été donnée par la Bible sous le nom de « Judée-Samarie », a-t-il fait de ce territoire occupé, quatre fois plus petit qu’Israël, le réceptacle de ses déchets les plus toxiques ? Parce que la législation qui encadre cette activité en Israël ne s’étend pas à la Cisjordanie, dont la population vit sous administration militaire et n’a pas voix au chapitre, même lorsqu’il s’agit de sa santé.

 

En Israël, le transport et le maniement de produits dangereux exigent un permis spécifique. La loi de 2008 sur « l’air propre » requiert une étude régulière de l’impact des installations polluantes sur leur environnement. Quant à la Convention de Bâle de 1989, ratifiée par Israël en 1994, qui régit les mouvements « transfrontières » des déchets dangereux, elle ne s’applique pas, selon les dirigeants israéliens, à la Cisjordanie, qui n’est pas, pour Israël, un État séparé distinct du territoire israélien. « En conséquence, écrit Adam Aloni, les usines polluantes installées en Israël sont l’objet d’une législation rigoureuse en matière de contrôle de la pollution, tandis que les installations polluantes installées dans les zones industrielles des colonies ne souffrent d’aucune restriction. »

 

En fait, Israël traite la Cisjordanie – et pas seulement la zone C dont il conserve, en vertu des accords d’Oslo, le contrôle total – comme une zone destinée à servir ses intérêts, comme si elle relevait de sa souveraineté territoriale. À cela s’ajoutent des mesures spécifiques –  facilités financières, réductions fiscales, subventions gouvernementales – pour inciter les industriels à construire et à exploiter, pratiquement sans contrôle, des usines de traitement des déchets en Cisjordanie. Cela au nom de l’amélioration de la rentabilité des investissements et dans l’impunité totale, en dépit du fait que, dans ce domaine aussi, Israël viole sans scrupule le droit international. Ce droit stipule qu’une « puissance occupante ne peut utiliser un territoire occupé et ses ressources pour les besoins ou les bénéfices du développement économique de l’occupant ».