Guerre des Six-jours : l’histoire d’un quartier qui a été rayé de la carte de Jérusalem


Un soldat israélien efface une inscription en arabe sur le mur des Lamentations, en 1967 MICHA BAR AM / MAGNUM PHOTOS
Un soldat israélien efface une inscription en arabe sur le mur des Lamentations, en 1967 MICHA BAR AM / MAGNUM PHOTOS

En juin 1967, les Israéliens ont entièrement rasé le quartier des Maghrébins de Jérusalem. L’historien Vincent Lemire revient sur cet épisode méconnu de la guerre.

La guerre des Six-Jours n’a pas encore livré tous ses secrets. Lorsque, en juin 1967, les troupes israéliennes s’emparent de Jérusalem-Est et de la vieille ville, une euphorie et une atmosphère mystique règnent dans les rangs. Or il se passe un drame au cours du week-end des 10 et 11 juin, largement ignoré ensuite d’un point de vue historiographique : un quartier entier de la vieille ville est livré aux bulldozers, ses habitants sont expulsés. Il s’agit de plusieurs centaines de Maghrébins, des pèlerins qui se sont installés là au fil des siècles, malgré le dénuement des lieux.

Dans un entretien au Monde, l’historien Vincent Lemire, maître de conférences à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée et directeur de l’ouvrage Jérusalem. Histoire d’une ville-monde (Flammarion, 2016), revient sur le sort du quartier des Maghrébins, qui remonte à la surface cinquante ans après sa disparition.

Tanks israéliens le 10 juin 1967, pendant la guerre des Six-Jours. GERSHON YUVAL / AFP
Tanks israéliens le 10 juin 1967, pendant la guerre des Six-Jours. GERSHON YUVAL / AFP

source : LE MONDE | 30.06.2017

Propos recueillis par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)

 

Comment, pendant la guerre des Six-Jours, la destruction de ce quartier -a-t-elle été décidée ? 

Les israéliens sont entrés dans la vieille ville le mercredi 7 juin au matin. Le samedi soir, après shabbat, les 700 habitants du quartier des Maghrébins ont été sommés d’évacuer en quelques heures. Les Israéliens avaient une échéance, la fête de Chavouot, mercredi 14, qui était l’occasion de prier au mur des Lamentations, tout juste repris. Il n’y a pas de documents écrits sur les ordres donnés. Les historiens n’ont rien trouvé. Cela fait penser à la Nakba en 1948 [la « grande catastrophe », ou l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens lors de la création d’Israël]. Beaucoup de villages palestiniens furent à l’époque évacués sur simple ordre oral.

La décision de détruire le quartier est prise par le maire de Jérusalem, Teddy Kollek, et le général Uzi Narkiss, sans ordre politique explicite du gouvernement.

L’association des ingénieurs et des architectes de Jérusalem-Ouest joue un rôle majeur : elle fournit le matériel et les ouvriers, elle supervise les opérations. La décision sera ainsi présentée comme technique, et non militaire. Officiellement, il s’agit de raser des taudis.

Il faut mettre cette destruction en perspective avec ce qui se passe au-dessus, sur l’esplanade des Mosquées – le mont du Temple pour les juifs. Après la conquête de la vieille ville, le général Moshe Dayan ordonne de retirer le drapeau israélien et les soldats israéliens de ce lieu saint. Il dit aux Jordaniens : vous gardez la gestion pleine et entière de l’esplanade. Mais pendant ce temps, en contrebas, on crée un lieu saint pour les juifs, devant le mur des Lamentations. Or le passage est trop étroit pour les croyants, il faut donc raser le quartier qui se dresse là. 

Qu’est-ce que le quartier des Maghrébins ?
Le quartier des Maghrébins correspond très exactement à l’esplanade qui se trouve aujourd’hui devant le mur occidental [mur des Lamentations]. Il existait depuis la fin du XIIe siècle, après la prise de Jérusalem par Saladin. La ville est alors assez dépeuplée, des zones entières ne sont pas construites. Saladin distribue à ses généraux et lieutenants des terres dans les villages aux alentours et des quartiers de la ville.

Des soldats israéliens dans une rue de Jérusalem, au cours de la guerre des Six-Jours, le 8 Juin 1967. PIERRE GUILLAUD / AFP
Des soldats israéliens dans une rue de Jérusalem, au cours de la guerre des Six-Jours, le 8 Juin 1967. PIERRE GUILLAUD / AFP

L’un de ses compagnons est Abou Madyan. D’origine andalouse, il sera enterré en Algérie. Mystique extrêmement renommé, il fonde un quartier entièrement dévolu à l’accueil des pèlerins du Maghreb, de retour de La Mecque et de Médine. Il met en place une fondation pieuse musulmane classique (un waqf) avec deux pôles : un pôle de service public pour les habitants, un autre pôle rapportant de l’argent grâce aux terres du village d’Ein Kerem, à l’ouest de Jérusalem.

C’est comme ça que, pendant huit siècles, des Algériens, des Tunisiens et des Marocains vont faire souche à Jérusalem, tout en faisant des allers-retours vers leur pays d’origine. Jusqu’en 1967, le quartier est habité par des Maghrébins. Ils sont environ 700 à la veille de la guerre des Six-Jours, dans 138 foyers. Depuis le XIIe siècle, c’est un quartier pour les pauvres plutôt qu’un quartier pauvre. On peut parler de logements sociaux, subventionnés par une fondation pieuse.

Un quartier pour les pauvres longtemps placé sous protection étrangère…

En 1949, après la guerre contre les pays arabes, le village d’Ein Kerem se retrouve en Israël. Les paysans palestiniens sont évacués, les terres saisies. Les revenus qui en étaient tirés n’existent plus. Le waqf, d’origine algérienne, se retrouve donc dans une crise financière profonde. Entre 1949 et 1962, année de l’indépendance algérienne, la France se substitue aux revenus perdus.

Il existe des boîtes entières d’archives montrant comment le consul de France, en tant que puissance souveraine en Algérie, prend à sa charge, dans le quartier des Maghrébins, les dépenses de santé, la nourriture pendant le ramadan, les vêtements gratuits pour les enfants et les veuves, conformément aux textes d’origine de la fondation.

Beaucoup de rénovations sont aussi lancées dans les années 1950. En Algérie, des actions de sensibilisation du public sont organisées, on fait des quêtes à la sortie des mosquées. Le roi du Maroc puis la Tunisie indépendante donnent aussi de l’argent.

Quelles conséquences a eu, pour les habitants du quartier, l’indépendance de l’Algérie en 1962 ?

A partir de 1962, le consulat de France ne peut plus intervenir en leur faveur, politiquement et juridiquement. Or, l’Algérie et la Tunisie n’ont rien fait pour reprendre la protection qu’avait assurée la France. Le Maroc, de son côté, a continué à accorder quelques subsides, mais en se gardant d’intervenir sur le plan juridique et politique. Le cas algérien est particulièrement bien documenté grâce aux archives de l’ambassade de France. Pendant des mois, à cette époque, les Français transmettent les clés de la souveraineté aux Algériens : impôts, police, postes, cadastre, etc.

La mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem-Est. AHMAD GHARABLI / AFP
La mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem-Est. AHMAD GHARABLI / AFP

Jean-Marcel Jeanneney, qui était alors l’ambassadeur à Alger, a demandé des notes au consulat à Jérusalem sur le quartier des Maghrébins et surtout sur les terres d’Ein Kerem, vers novembre-décembre 1962. Il y a alors dix-neuf années de loyers non perçus, qui font l’objet d’une procédure judiciaire depuis 1951. Les Israéliens sont prêts à payer des indemnités forfaitaires, dès lors que leur souveraineté serait reconnue. A plusieurs reprises, le procès est reporté parce que la France n’a plus légitimité à s’y présenter.

L’Algérie, elle, est dans une autre séquence historique. C’est un Etat neuf, socialiste, nationaliste, en décalage total avec le sort de ces musulmans pieux exilés à Jérusalem. Les Israéliens le savent parfaitement. Ils constatent qu’il n’y a plus personne en face d’eux, au procès. Ainsi, pendant cinq ans [1962-1967], le quartier se dégrade sur le plan matériel et s’affaiblit sur le plan juridique et économique, il n’est plus soutenu par aucune puissance étrangère.

Qu’arrive-t-il aux habitants expulsés après la guerre des Six-Jours ?
Il y a plusieurs scénarios. Une partie des habitants se réfugie dans les bâtiments de la fondation Abou Madyan, en bordure du quartier, qui ont été épargnés, et ils s’y trouvent encore. La plus grosse partie s’installe dans des quartiers comme Silwan ou Shuafat, chez de la famille proche ou éloignée, encouragée par les Israéliens. Des procédures de compensation sont mises en place. J’ai trouvé un gros classeur à la mairie de Jérusalem avec des demandes en ce sens. Il est difficile de mesurer dans quelle mesure elles étaient justes et si elles ont été menées à leur terme.

Pourquoi ignore-t-on à ce jour l’histoire de la destruction de ce quartier des Maghrébins ?
C’est un mystère, un trou noir, un angle mort de l’historien. Les nouveaux historiens israéliens se sont penchés sur la Nakba de 1948. L’historien Tom Segev, dans son livre sur la guerre des Six-Jours [1967. Six jours qui ont changé le monde, Hachette, 2009], consacre une demi-page au quartier des Maghrébins. Mais sinon, il n’y a presque rien. Je pense que ce trou noir correspond d’abord à la force symbolique des lieux et à l’énormité de l’événement.

Soldats israéliens et juifs orthodoxes devant le mur des Lamentation, le 9 juin 1967. AFP
Soldats israéliens et juifs orthodoxes devant le mur des Lamentation, le 9 juin 1967. AFP

Même si cette destruction est aussi une réponse aux synagogues que les Jordaniens ont incendiées en 1948 dans le quartier juif et aux tombes juives vandalisées sur le mont des Oliviers, il n’en reste pas moins qu’on est face au seul cas de destruction organisée, planifiée d’un quartier de la vieille ville depuis les croisades. Ce devrait être dans tous les livres d’histoire. On comprend que les Israéliens ne l’aient pas voulu. Mais ne nous y trompons pas, les Palestiniens non plus, car ils considéraient ces Maghrébins exilés comme étant en dehors de leur récit national.

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), fondée en 1964, est révolutionnaire, socialiste, très liée à l’antenne du FLN [Front de libération nationale algérien] en Jordanie. J’ai découvert des tracts en arabe et en français, distribués à l’époque dans le quartier des Maghrébins, signés de l’antenne FLN d’Amman, demandant aux habitants de refuser l’argent du « gouvernement impérialiste français ».

Aujourd’hui, les Palestiniens ne cessent de déposer des résolutions à l’Unesco pour désigner le Mur occidental sous le nom d’« al-Bouraq » [du nom de la monture céleste qui emmena le prophète Mahomet pour son voyage nocturne de l’esplanade des Mosquées à Jérusalem au ciel, où il rencontra Dieu, avant de revenir sur Terre], mythe contre mythe, tradition religieuse contre tradition religieuse. Je ne comprends pas pourquoi ils ne se concentrent pas plutôt sur un texte simple et factuel, incontestable, disant : il y a cinquante ans, 138 familles vivaient au pied du Mur. C’est symptomatique du malaise que génère encore le quartier des Maghrébins, des deux côtés. Depuis les émeutes de 1929, le Mur est au cœur du conflit israélo-arabe.

source : LE MONDE | 30.06.2017 
Propos recueillis par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)

Voir aussi : Un point sur l’option "deux états", palestinien et israélien, vivant côte à côte, entretien avec l’historien Vincent Lemire (février 2017) : http://www.assopalestine13.org/spip.php?article1213