Netanyahou revient à la charge pour inscrire «Etat juif» dans la loi


Destiné à inscrire dans la loi fondamentale la reconnaissance d’Israël en tant qu’État juif, ce texte voulu par le Premier ministre et discuté au Parlement est considéré par ses détracteurs comme une atteinte à la démocratie et aux droits des minorités.

Un article de Chloé Demoulin,

correspondante de Médiapart

à Jérusalem

publié le 13 novembre 2017


C’est un serpent de mer de la politique israélienne des dix dernières années : faire passer une loi qui définit Israël comme un État juif. Un premier texte avait été élaboré dans ce sens en 2011, avant d’être torpillé par l’ancienne ministre des affaires étrangères, Tzipi Livni. En 2013, une version révisée du projet avait également été abandonnée. Mais en 2014, à la suite de l’échec du dernier round de négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens, Benjamin Netanyahou a décidé de remettre cette loi à l’ordre du jour. Une décision qui aurait, selon certains observateurs, précipité la démission du centriste Yaïr Lapid du précédent gouvernement et ainsi provoqué les élections anticipées de mars 2015.

Pour le premier ministre, la « racine du conflit » entre Israéliens et Palestiniens ne résiderait pas dans l’occupation de la Cisjordanie, condamnée par la communauté internationale, mais dans le rejet arabe de la reconnaissance d’Israël en tant qu’État juif. « Cette loi constitue une réponse écrasante face à tous ceux qui nient le lien profond entre le peuple juif et sa terre », veut croire Benjamin Netanyahou

Loin d’être purement symbolique, l’inscription du caractère juif d’Israël dans la loi entend également “résoudre” le conflit récurrent entre les normes démocratiques qui régissent la vie israélienne et les privilèges qui, aux yeux de la droite israélienne, doivent revenir aux nationaux juifs. En clair, les tribunaux qui s'appuient sur des principes démocratiques pour rendre leurs jugements devront aussi prendre en compte le fait qu’« Israël est l'État-nation du peuple juif », explique lui-même le premier ministre.

Dans ses grandes lignes, le projet de loi soutenu par Benjamin Netanyahou stipule donc qu'Israël est le « foyer national du peuple juif » et que le droit de réaliser l'autodétermination dans l'État lui est réservé. Fait troublant, le caractère démocratique de l'État hébreu n’est en revanche mentionné dans aucun des principes fondamentaux du texte. Par ailleurs, un article rétrograde la place de l’arabe, de langue officielle à langue ayant un « statut spécial » (voir ici pour le texte intégral de la loi en anglais).

Au sein de la coalition gouvernementale, les supporters du texte nient vouloir reléguer les principes démocratiques au second plan. « Tout le monde s'accorde à dire que les valeurs juives et démocratiques sont des valeurs parallèles (...) Il n'y a aucune intention de mettre l'un au-dessus de l'autre », a assuré Ayelet Shaked, la ministre de la justice et membre du parti pro-colonisation HaBayit HaYehudi (Le Foyer juif), le 23 octobre dernier devant la Knesset. « Jusqu’ici, il était admis qu’Israël était un État juif et démocratique. Cette loi dit clairement que le caractère juif d’Israël surclasse son caractère démocratique », rétorque cependant Mordechai Kremnitzer, vice-président du centre de recherche Israel Democracy Institute.

Benjamin Netanyahou lors de l'ouverture de la session hivernale de la Knesset, le 23 octobre 2017. © Reuters
Benjamin Netanyahou lors de l'ouverture de la session hivernale de la Knesset, le 23 octobre 2017. © Reuters

Concernant la place laissée aux Arabes israéliens, qui composent 20 % de la population, la droite israélienne minimise la portée du texte en prétendant qu’il ne fera qu’entériner une situation préexistante. « C’est vrai que cette loi inscrit des réalités dans le marbre. Par exemple, tout le monde sait que le calendrier israélien est basé sur les fêtes juives », concède Lahav Harkov, correspondante à la Knesset pour le Jerusalem Post. Mais une « norme culturelle est très différente d’une loi, objecte-t-elle. Aujourd’hui, les Arabes israéliens savent qu’ils sont minoritaires, certains en souffrent. Avec cette loi, ils ont vraiment l’impression que le gouvernement va faire d’eux des citoyens de seconde zone ».

De ce point de vue, vouloir donner à l’arabe un “statut spécial” n’a rien d’anodin. Comme aiment à le rappeler les supporters du texte, aucune loi israélienne ne dit que l’arabe est une langue officielle. Mais une loi datant de 1922, héritée du mandat britannique, lui accorde cette place au côté de l’hébreu et le texte n’a jamais été aboli. La Cour suprême israélienne a d’ailleurs confirmé cet état de fait dans un jugement rendu en 2002, en donnant raison à des plaignants qui réclamaient des panneaux de signalisation dans les deux langues dans les villes mixtes telles que Tel-Aviv-Jaffa ou Lod. « Je ne vois donc pas pourquoi on voudrait changer cela, à moins d’avoir vraiment l’intention de se mettre à dos les Arabes », commente Mordechai Kremnitzer.

Porter sciemment atteinte à la minorité arabe d’Israël, c’est bien ce que reprochent l’opposition et les principaux intéressés au gouvernement. Ce texte est « une déclaration de guerre contre les Arabes israéliens », dénonce la députée du Meretz (gauche), Zehava Gal-On. Ce projet de loi est « un autre point de départ pour la haine et la colère », fustige de son côté Yaïr Lapid, qui n’a pas hésité à qualifier le texte d’« escroquerie ». À la tête de la liste arabe unifiée, qui dispose de 13 sièges à la Knesset, Ayman Odeh estime, lui, que cette loi appose un « cachet légal » sur la discrimination. « Nous ne sommes pas venus en Israël, Israël est venu à nous. Notre langue fait partie de cet espace, de notre patrie. Aucune loi sur l'apartheid n'effacera le fait qu'il y a deux nations ici », s’insurge-t-il.

Ce texte « viole explicitement les droits de l'homme, la démocratie et les droits de la minorité arabe en Israël », déplore également l’Association pour les droits civils en Israël, qui redoute des conséquences concrètes dans les jugements rendus par les tribunaux. « Si cette loi passe en l’état actuel, quand il y aura des violations de l’égalité pour les non-juifs, le gouvernement pourra argumenter que l’État d’Israël est un État pour les juifs et que cela justifie l’inégalité », explique Mordechai Kremnitzer. 

Au-delà du cas des Arabes israéliens, le texte ne mentionne en outre à aucun moment l’existence de citoyens non juifs au sein de l’État israélien. Ce qui a valu au gouvernement, contre toute attente, les remontrances du ministre de la défense, Avigdor Liberman. Connu pour son hostilité envers les Arabes israéliens, le chef du parti ultranationaliste Israel Beytenou (Israël notre maison) s’est inquiété du sort réservé aux autres minorités, comme « nos amis, les Druzes »« qui remplissent toutes leurs obligations ». Musulmane hétérodoxe, la minorité druze, estimée à environ 118 000 personnes dans l’État hébreu, est considérée comme l’une des plus intégrées au système israélien, notamment par le biais du service militaire. Dix associations de défense des droits des femmes israéliennes tirent également la sonnette d’alarme. Cette loi « ancre tous les éléments juifs de la nation, mais n’assure pas l’égalité des droits pour les minorités ou les femmes », ont-elles écrit dans une lettre ouverte aux députés de la Knesset.

Porte-voix des immigrants russes d’Israël, dont une majorité est très peu pratiquante, Avigdor Liberman voit par ailleurs d’un mauvais œil le fait que le texte puisse renforcer l’emprise de la Halakha (la loi juive) sur la vie démocratique israélienne. En plus d’inscrire dans la loi le calendrier juif, le texte évoque par exemple l’interdiction de travailler le jour du shabbat, « sauf dans les conditions fixées par la loi ». Dans un jugement décrié par les alliés religieux de Benjamin Netanyahou, la Cour suprême a par exemple autorisé récemment les épiceries à rester ouvertes pendant le shabbat à Tel-Aviv.

Mais la particularité du projet de loi voulu par Netanyahou est précisément de faire office de référence suprême. Le texte est destiné à intégrer le corpus des lois fondamentales israéliennes tenant lieu de constitution. La loi « dit que toutes les lois doivent être interprétées en fonction d’elle, précise Lahav Harkov. Ses opposants estiment qu’elle se veut supérieure à toutes les autres lois fondamentales sur la dignité humaine et la liberté, qui garantissent le respect des droits humains en Israël. » La Cour suprême pourrait donc être obligée de s’y référer dans ses futurs jugements.

De ce point de vue, cette loi pourrait changer profondément la nature de l’État hébreu. « Nos fondateurs n’auraient jamais pu imaginer qu’après 70 ans le gouvernement d’Israël refuserait d’adopter la Déclaration d’indépendance et décideraient de la déchirer », dénonce Tzipi Livni, désormais opposante au gouvernement et membre de l’Union sioniste (fruit d’une alliance entre centristes et travaillistes israéliens). En l’absence de Constitution, la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, signée en mai 1948, trône actuellement au sommet de la hiérarchie des normes israéliennes. Le texte stipule que l’État d’Israël assure « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » et garantit « la pleine liberté de conscience, de culte, d'éducation et de culture ».

Reste à savoir si le projet de loi de Benjamin Netanyahou a des chances d’être adopté. Et sur ce point, les avis divergent. « On peut s’attendre à 66 votes [sur 120 – ndlr], l’ensemble de la coalition », estime Lahav Harkov. « Liberman n’aime pas cette loi, mais il n’a pas dit qu’il n’allait pas la voter. Il y a aussi des divergences au sein de Koulanou [le parti du ministre des finances, Moshe Khalon – ndlr], mais de façon générale la coalition est derrière cette loi », analyse la journaliste du Jerusalem Post. Correspondante politique au journal financier Globes, Tal Schneider a au contraire « le sentiment » que ce texte « ne va pas aboutir »« La coalition a un intérêt politique à ce que les discussions s’éternisent sur cette loi, qui cristallise le débat sur les minorités et le caractère juif d’Israël. Cela passe bien à la télé. S’ils l’adoptent rapidement, de quoi vont-ils bien pouvoir parler ? », ironise-t-elle.

La loi pourrait en effet mettre « un certain temps » à être votée, concède Lahav Harkov. « Compte tenu de son caractère important et définitif, il faudra plus qu’une courte majorité. La coalition va encore chercher à convaincre une partie de l’opposition, certainement en faisant des changements techniques. » Approuvé par le gouvernement en mai dernier, le texte est actuellement entre les mains d’un comité spécial de la Knesset chargé de le modifier légèrement avant de le soumettre aux députés. Trois lectures seront nécessaires avant un vote définitif. D’après les experts, le processus pourrait prendre plusieurs mois, voire un an. Si toutefois des élections anticipées intervenaient en 2018, comme des rumeurs persistantes le laissent présager, ce calendrier serait suspendu.

https://www.mediapart.fr/journal/international/131117/netanyahou-revient-la-charge-pour-inscrire-etat-juif-dans-la-loi?